Se soutenir

soutenir, c'est intervenir, comme l'action d'étayer. A l'aide d'étais placés de manière provisoire j'aide l'autre à même la violence dans laquelle iel est embourbé·e à se frayer un chemin non-violent.

Emmanuel Moreira

La lutte pour l'autodétermination du peuple palestinien justifie-t-elle le massacre du 7 octobre ? Question posée à l'un des représentant du collectif Tsedek, dans l'émission A l'air libre du 9 novembre 2023. "Dire que le 7 octobre, le Hamas a été responsable de crime de guerre ou peut-être de crime contre l'humanité ou peut-être de génocide, cela relèvera des tribunaux. Et parler d'acte illégitime maintenant c'est incohérent. Il y a une discussion sur la nature des organisations politique de la lutte et une discussion des méthodes qui sont employées et ça c'est l'histoire du colonialisme".

Tout en reconnaissant que c'est possiblement un crime de guerre, voir un crime contre l'humanité, le collectif Tsedek délègue son jugement à l'Histoire qui décidera pour lui de la légitimité des méthodes employées.. C'est l'Histoire qui décidera, en dernière instance, de la moralité de l'action. Juger moralement maintenant, ce serait aller contre l'Histoire. Il y a en arrière-plan de cette réponse, l'idée d'une marche de l'Histoire. L'Histoire finira par rendre justice aux opprimé·e·s, c'est Son mouvement. C'est donc à l'Histoire qu'il revient de donner raison ou pas rétrospectivement à toutes les formes que la lutte se sera donnée. "ça c'est l'histoire du colonialisme". Tout les moyens auront convergé dans l'Histoire pour la victoire, les juger maintenant n'a pas de sens, car le sens sera délivré par la fin. Un moyen, s'il peut être moralement condamnable au présent, sera relevé par l'Histoire. Condamner un moyen maintenant, c'est enfreindre la marche de l'Histoire. De sorte que si crime contre l'humanité il y a, si génocide il y a, il sera relevé par le mouvement de l'Histoire. Si l'Histoire est consciente d'elle-même, alors notre conscience peut s'effacer.

Dans l'émission, la discussion ne portait pas sur la question de savoir qui est l'oppresseur, qui est l'opprimé·e. Personne sur le plateau n'a émis de doute quant au fait que les palestinien·ne·s sont les opprimé·e·s d'un État. Mais l'opprimé·e serait-iel à jamais indemne de ses moyens ? Iel peut commettre un génocide - c'est l'hypothèse que le membre du collectif Tsedek se donne -, c'est l'Histoire qui jugera s'iel en sort indemne du point de vue de son être. L'Histoire jugera si l'opprimé·e est oui ou non, en dernière instance l'opprimé·e ou s'iel est devenu·e par les moyens de sa lutte l'oppresseur. En fonction de sa nature devant l'Histoire, la question morale des moyens sera tranchée. A la fin des temps dieu reconnaitra les siens. Dans un tel scénario, l'opprimé·e ne devient l’oppresseur qu'à la condition de ne plus être l'opprimé·e devant le jugement de l'Histoire. L'oppresseur cesse de l'être qu'à la condition de ne plus l'être devant le jugement de l'Histoire. C'est l'histoire qui révèlera la nature des uns et des autres. La nature de l'être. Une nature révélée par les fins. La question de la violence ne peut se réduire à celle de la nature des êtres. Comme s'il était impossible de penser qu'une personne opprimée puisse à son tour opprimer sans pour autant cesser d'être opprimée. Comme si dire cela ce serait lui retirer l'oppression qu'elle subit.

Mais, le collectif Tsedek considère que la production de l'oppression doit être l'enjeu du débat et l'enjeu de la lutte. Que si l'on se concentre sur les effets que produit l'oppression sur la personne opprimée - et parmi ces effets il y a les moyens qu'elle se donne pour sortir de l'oppression et cela peut-être l'antisémitisme - on passe à côté du problème. Cependant, si l'on s'émancipe de l'Histoire, de son jugement, que voyons-nous ? La dissémination dans le présent de la violence. Si l'on s'émancipe du jugement de l'Histoire nous voyons qu'une personne opprimée peut produire de l'oppression et ajouter à la violence de la violence. Lutter contre les productions de l'oppression, n'est-ce pas aussi reconnaître que les moyens par lequel un sujet cherche à sortir de sa blessure peut être une source de production de la violence ?

Parmi les travaux les plus stimulant de ses dernières années sur la violence, arrêtons-nous un instant sur la phénoménologie fanonienne telle que déployée par Elsa Dorlin, dans son remarquable livre Se défendre. Une philosophie de la violence. A partir d'une lecture précise de Fanon, Dorlin nous parle d'un sujet qui, pour se restaurer comme sujet, n'a pas d'autre solution que le recours à la violence. C'est parce que la violence que subit une personne opprimée est une violence qui la fait douter de son expérience de la violence, et que par ce doute elle s'annihile comme sujet, qu'en retournant la violence elle retrouve la vérité de son être, celui d'être opprimée. Se découvrant opprimée par le retournement de la violence, elle se restaure comme sujet et peut agir contre l'oppression qu'elle aura jusqu'à présent niée et d'abord sur elle-même.

Est-ce que cette phénoménologie de la violence échappe au jugement moral des moyens ? Il est intéressant de considérer l'exemple par lequel Elsa Dorlin trouve la force de son argumentation. C'est dans le récit Dirty Week-end d'Helen Zahavi qu'Elsa Dorlin exemplifie au mieux ce mécanisme par lequel une personne en vient à douter de son expérience et par le retournement nécessaire de la violence se restaure comme sujet et échappe ainsi à la phénoménologie de la proie. Bella, l'héroïne du récit est une femme qui subit le harcèlement d'un homme. Elle en devient sa proie. Après une longue descente aux enfer où elle nie son expérience, elle se saisit un jour d’un marteau pour exploser le crâne de son oppresseur. Ce geste, nous dit Dorlin, c'est l’histoire politique du déploiement d’un muscle. Cependant, il me semble que la solitude de Bella n'est pas secondaire quant au type de réponse qu'apporte Bella à son oppression. Bella est seule, et Dorlin ne dit rien des amies qu'elle pourrait avoir. Il semblerait qu'Helen Zahavi ait choisi de faire le récit d'une oppression subit par une femme dont la précarité est exposée. Le récit d'une oppression subie par une femme peu soutenue, ayant peu de liens avec d'autres. Le récit d'une vie dont la précarité et la vulnérabilité n'a pas été l'enjeu d'un soutien et qui se retrouve confrontée à la violence. Impossible de passer à côté du fait que la vulnérabilité de Bella est exploité par l’oppresseur et que l’oppression qu'exerce l'oppresseur contribue encore davantage à l'isolement et à la vulnérabilité. C'est dans cette solitude extrême que l'héroïne finit par déployer son muscle comme self défense. Devenue proie, et sans lien avec d'autres, Bella n'avait probablement pas d'autres choix que d'en passer par cette violence. Violence qui lui était nécessaire. Bella produit une violence pour échapper à la violence : self défense. Si donc on s’intéresse aux causes de la production de la violence, la cause de la violence de Bella, c'est l'absence de soutien face à la violence qu'elle subi. Ce n'est pas la violence qu'elle subi qui la rend violente, mais l'absence de soutien, qui l'oblige à la violence. Que se serait-il passé si la vulnérabilité de Bella eu était moindre, si sa vie eu été soutenue par d'autres vies ? Peut-être aurait-elle pu répondre à cette violence par la fuite. Le livre d'Elsa Dorlin s'ouvre et se referme sur deux exemples de vulnérabilité absolue. Dans ces deux exemples, la résistance par la violence se pense à partir de deux êtres préalablement précarisé·e·s et privé·e·s de tous soutiens.

Est-ce que le soutien ne vise pas justement à déjouer la phénoménologie à l’œuvre que décrit si justement Elsa Dorlin dans la violence ? Soutenir les vies, se soutenir, n'est-ce pas nous rendre moins précaires, moins vulnérables ? Soutenir n'est-ce pas nous permettre de limiter nos expositions à la blessure et repousser la violence comme ultime recours contre l’oppression ? Soutenir les palestinien.nes serait donc moins lever toute moralité vis-à-vis des moyens en renvoyant la question morale au jugement de l'Histoire que de permettre aux palestinien·ne·s de ne pas reproduire ce contre quoi iels luttent. De ce point de vue, le massacre du 7 octobre dit davantage l'absence de soutien, la vulnérabilité des vies que la légitimité d'une résistance face à l'Histoire. Le massacre du 7 octobre est un échec du soutien. Soutenir n'est pas supporter en se rassurant d'être du bon côté de l’Histoire. Soutenir, c'est réduire au maximum l'exposition des vies à leur propre précarité et aux violences auxquelles elles s'exposent.

Il n'y a pas d'être qui ne soit blessé nous dit Butler, les normes blessent. Il n'y a pas d'être qui ne soit assigné à un site. Il n'y a pas d'être qui n'ait connu la blessure d'un autre. Si l'enjeu de toute politique de gauche c'est de surmonter la violence, elle devrait se donner le soutien et la solidarité comme moyen dans un monde violent, afin que la blessure cesse de devenir un foyer de production pour de nouvelles violences. Briser les foyers de violence dépend du soutien. Si le collectif Tsedek considère que la production de l'oppression doit être l'enjeu de la lutte, celle-ci ne peut faire l'impasse sur la vulnérabilité, le soutien et ses modalités. Au lieu de lever mon jugement moral au nom de l'Histoire, je me dois au contraire, par mon soutien, d'exprimer mon jugement moral, de retirer l'arme des mains de l’opprimé·e et de l'aider à surmonter la violence qui lae tourmente. Faisant cela, je ne nie pas la violence subie, je ne me retrouve pas du côté de l’oppresseur. Au contraire : je fais en sorte que la destructivité cesse dans le présent et que l'Histoire ne soit pas la répétition générale d'une destructivité nécessaire.

Le massacre du 7 octobre a sans doute remis l'oppression que subissent les palestinien·ne·sau cœur de nos préoccupations, mais il dit dans le même temps notre indifférence vis-à-vis de la violence. Cette violence accuse moins la violence subie que l'absence de soutien, que la précarité exposée. Refuser de condamner moralement le massacre du 7 octobre, refuser de renvoyer la responsabilité de cette violence à ceux qui l'on exercé directement, c'est rester indifférent au problème de la violence que ce massacre était pourtant censé nous rendre sensible. Accepter la violence comme seule possibilité sans remettre en cause la vulnérabilité consécutive de l'absence de soutien est la faute morale qui se cache derrière la conscience de l'Histoire.

Au mois de Mai de l'année 2022, un groupe d'hommes palestiniens soutenant un cercueil subissaient les attaques de l'armée israélienne. J'écrivais alors combien j'aimais ces hommes qui, malgré les coups, n'ont pas renoncés au soutien du cercueil qu'ils portaient. Soutenant ce cercueil, ils se soutenaient dans le refus de la violence. Je me souviens les avoir aimés d'un amour infini. Et je me souviens qu'en voyant ces images me venaient d'autres images : celles de Syrie, lorsque dans les rues, l'armée de Bachar tirait sur les habitants qui tentaient de récupérer leurs morts. Comme j'aimerais, m'étais-je dit alors, que ce peuple si injustement violenté trouve la force de sa révolte et qu’Israël soit à jamais contraint de renoncer à son régime d'apartheid. Il nous faut trouver un geste pour leur dire notre amour écrivais-je alors. "Ce soir, je voudrais leur dire que nos bras et que nos jambes peuvent aussi porter, malgré les douleurs, malgré la fatigue, malgré la violence et que jamais la dignité n'a été aussi belle. Comment pourrais-je moi ne pas tenir et ne plus vouloir vivre après les avoir vu ainsi résister à la violence ? Comment pourrais-je renoncer, quand sous les coups des matraques ces hommes protègent la dignité d'une femme morte et la mémoire de leurs martyrs ? Comment renoncer devant ces hommes qui se sont rendu dignes devant toustes, par le soutien. Jamais une telle scène ne m'a autant donné l'envie de vivre et d'aimer. Ayons la force, c'est la moindre des choses, de montrer au monde que nos bras et nos jambes porteront à leur tour." Le peuple palestinien peut être fier de son humanité, écrivais-je encore. "Le poème, l'amour et le rêve sont de leur côté. A Israël ne reste qu'un éternel cauchemar, un enfer où même les morts sont frappés." Je me souviens alors que cette même scène avait été interprétée comme une violence de trop. On m'écrivait "L'indignité me frappe malheureusement bien plus fort que la dignité." Je me souviens que beaucoup y voyaient l'horreur, l'inhumanité, l’écœurement. Ce qu'ils voyaient c'étaient d'abord la violence de l'armée israélienne, quand je regardais la non-violence des palestiniens. Une non violence qu'exigeait de moi en retour, soutien. Mais ne nous trompons pas. Dans cette scène personne ne s'exposait héroïquement à la violence, d'une façon sacrificielle. En même temps qu'ils ne renonçaient pas à soutenir, ils se protégeaient des coups. La non violence témoignait d'une violence dans laquelle ils étaient embourbés, pour reprendre les mots de Judith Butler. Et c'est cet effort pour s'extraire de la violence reçue qui appelait soutien. Pourquoi tant de personne on préféré voir la violence plutôt qu'un effort pour ne pas succomber à la violence ? Pourquoi l'acte de résistance dans cette scène n'a pas retenu l'attention ?

Il n'est jamais trop tard pour soutenir et les manifestations sont toutes les bienvenues. Mais le soutien n'a nul besoin de légitimer le massacre du 7 octobre ou de suspendre notre jugement au profit de l'Histoire. De même qu'il n'y a nul besoin de faire de la violence que subissent les palestinien·ne·s une violence plus grande qu'une autre pour les soutenir. Mais soutenir, c'est intervenir, comme l'action d'étayer. A l'aide d'étais placés de manière provisoire j'aide l'autre à même la violence dans laquelle iel est embourbé·e a se frayer un chemin non-violent. Le massacre du 7 octobre n'est pas le tout de la lutte palestinienne et il n'épuise en rien les moyens de cette lutte. Se désolidariser fermement de ce massacre c'est refuser de lui donner raison comme seul recours possible face à la violence. Parce que donnant raison à la violence c'est au manque de soutien qu'on donne raison.

Revenant de Palestine en 1970 après avoir reçu 6000 dollars de la ligue arabe pour faire un film sur la lutte palestinienne, Godard et Mieville, s'apperçoivent que voulant soutenir la lutte palestinienne en héroisant la lutte armée, iels étaient passé·e··s à côté du fait qu'iels avaient filmé des palestinien·ne·s discutant de leur propre mort. De sorte que produisant à travers ce film une représentation de la lutte en vue de la soutenir, iels n'aviaent pas vu, ou pas voulu voir, que les palestinien·ne·s étaient terriblement vulnérable et que c'était là le véritable drame de l'Histoire. Le drame, la chose terrible, à ce moment précis, c'était moins la violence qu'iels subissaient que la disposition à la mort dans laquelle iels étaient pour qu'une image des camps palestiniens s'affiche sur les chaînes de télévision du monde, faute de soutien.