les enfants d'enfuies

Ô mes grains dispersés, réunis par la fuite, arrivés là-bas - Vos maisons construites contre la peur car la Mort vous talonnait - et nul ne vous a ouvert la porte

Anna Carlier

Ô mes grains dispersés, réunis par la fuite, arrivés là-bas
Vos maisons construites contre la peur car la Mort vous talonnait
et nul ne vous a ouvert la porte
Ô mes grains dispersés, épi soufflé dans sa maturité par le vent des départs
Mes grains réunis, notre épi en miette
- Ainsi la fuite, toujours bonne au grain
Soufflé si loin qu’il ignore même le nom de sa demeure de terre
Quand il lui offre le germe de sa vie.

Ô mes grains, réunis là-bas, plus dispersés que jamais
D’avoir dû choisir entre fuite et Mort
Ceux qui nous ont fermé la porte hier ne l’ouvriront pas demain
Tapis derrière leurs remords, lavés dans le sang du crime
Eux qui nous veulent en quartiers, en camps ou en État
Prêts à tout pour nous y maintenir

À présent où aller, où fuir ?
Les portes demeurent fermées
Ô mes grains, dites leur que toute porte fermée est un crime dont on sort sans avoir à se laver les mains
Qui est le crime des hypocrites
Dites leur que tout mur dressé contre celleux qui fuient est immense cruauté
De murs, n’en fabriquez pas !

Mes grains dispersés, ici je suis demeurée
Parmi ceux qui croient m’avoir chassée
Matin et soir je les vois, se croyant seuls, dire des insanités
Le visage vide de tout ciel.
De la fuite nous sommes nées
Grain semé de l’autre côté
D’une rive, d’une frontière
Tous les enfants d’enfuies le savent
La Vie est de l’autre côté
Mais courir au devant d’un mur
quelle amertume !

Ce qu’ils veulent ?
Savoir si dans une boîte close le frère bat sa soeur, le père mange son enfant
Ce qu’ils veulent ?
Voir si privée d’air la mère sauve son nourrisson ou le le laisse au sol pour se hisser au plus loin
De la mort programmée
Ce qu’ils veulent ?
Parier que la portion de nourriture distribuée aux affamées est l’objet de vol et de disputes
Et quoi encore ?

Ô mes grains dispersés, demandez que les portes s’ouvrent, pour elles, pour nous
Réclamez-le à grands cris dans nos langues d’exil
Que notre réunion soit celle de la Vie
non celle de l’État

Notre fuite comme signe des temps futurs, temps où toute porte doit être abattue
Derrière elle les vies implorent, criant de terreur, talonnées par la Mort
Ô mes grains dispersés, peuples de l’exil, voix des enfuies, usez de votre souffle pour que la porte leur soit ouverte, pour que le feu cesse, pour qu’en notre nom jamais ne soit perpétré le crime !

Anna Carlier