Ici et ailleurs les vies se soutiennent

Le travail d'enquête pour redonner noms, visages et récits aux vies perdues, révèle plusieurs choses dont le chiffre des morts sous les bombardements à Gaza ne peut rendre compte.

EMMANUEL MOREIRA

  1. Sous les bombardements, aucune vie n'est jamais perdue seule. Bien souvent pour ne pas dire systématiquement c'est toute une famille qui meurt ensemble. Les parents, les frères et sœurs, les nièces et les cousins, perdu.e.s sous une seule bombe israélienne. Le chiffre comptable qui isole chaque vie dans un numéro ne peut rendre compte de la violence de cette destructivité et de la manière dont nous avons à la penser et ce que nous avons à pleurer. Le 14 octobre 2023, Yousef Maher Dawas, jeune poète, écrivain et journaliste, est mort avec des membres de sa famille par une frappe de missile israélien sur sa maison de famille dans la ville de Beit Lahiail au nord de Gaza. En janvier de cette année, Yousef Maher Dawas faisait le récit d'un bombardement de sa ferme familiale qui avait eu lieu en mai 2022. Récit de la perte du verger de famille, des oliviers, des orangers, des clémentiniers, des citronniers, des grenadiers. "La destruction a laissé quelque chose de mort dans les cœurs de ma famille – une part importante de notre histoire avait été détruite. » écrivait-il. « J’ai tenté de rassurer mon père en lui disant que la terre allait guérir et que nous pourrions travailler avec le soutien des Nations unies afin de replanter les arbres que nous avions perdus. » Alors que son père lui demandait qui lui rendrait ces années passées à nourrir et à aider à pousser les arbres, nous pouvons nous demander, dans la mort de centaines de familles d'un même peuple, qui rendra l'Histoire. Car si au cœur des familles se transmet une histoire, cette histoire n'est jamais strictement l'histoire d'une famille limitée à sa lignée généalogique. Toujours, l'histoire d'une famille est celle d'une histoire dans laquelle, de génération en génération, l'Histoire d'un peuple se construit. En décimant des familles entières comme c'est le cas depuis le 7 octobre les récits qui font la matière de l'Histoire s’interrompent, s'effacent, laissant les historiens seuls face à la disparition des mémoires. L'historien n'est pas celui qui constitue de toute pièce un récit univoque. Il est celui qui recueille dans les mémoires des récits, à partir desquels l'histoire comme récit peut émerger. De sorte que plus les mémoires sont préservées, transmises de génération en génération, plus l'Histoire est riche d'enseignements et de complexité. La perte des mémoires par la destructivité de familles entières ne vise rien d'autre qu'à réduire l'Histoire de la Palestine au narratif le plus simple, celui que les historiens du monde dit libre s’évertueront ensuite à critiquer au nom de sa simplicité et s'approprieront par là même le droit de la ré-écrire.

Ci-dessous, les noms et âges de 3195 enfants morts sous les bombardements à Gaza.

À mesure que le nombre de victimes sous les bombes à Gaza augmente - plus de 8000 morts en quelques jours - on voit se former un doute sur les réseaux, mais aussi dans les grands médias, concernant les vies palestiniennes perdues. Ce doute énonce que ces vies perdues pourraient ne pas l'être puisque le nombre de victimes sous les bombes israéliennes ne pourraient être vérifiées. Ce caractère invérifiable relève moins d'une vérité que d'une partialité et d'une inégalité sous-jacente dans la manière dont les journalistes considèrent leurs sources fiables ou non.1 L'invérifiable et le doute qui en découle quant au nombre de victimes contribue à forger l'idée que les vies perdues ne le seraient pas, qu'elles n'auraient jamais existé. Un tel narratif, n'est possible qu'à la condition de s'en tenir au chiffre, qu'à la condition de réduire la perte à un chiffre, puis de faire de ce chiffre un invérifiable. Les journalistes ont une responsabilité éthique et morale dans le drame qui se joue actuellement à Gaza. Une responsabilité qui consiste à ne pas s'en tenir qu'au chiffre mais à donner un nom, un visage, un récit aux vies perdues. Témoigner des vies perdues, tel devrait être leur responsabilité morale et éthique.

En fouillant l'internet et grâce au travail de certains journalistes, il nous est possible de redonner un nom, un visage et un récit aux vies perdues, par le témoignage qu'en donne les proches, par leurs mots et leurs douleurs.

Ce travail d'enquête pour redonner noms, visages et récits, révèle plusieurs choses dont le chiffre ne peut rendre compte :

  1. D'abord, le nombre impressionnant de journalistes qui, ces derniers jours, sont morts à Gaza. Duaa Sharaf, Mohammed Imad Labad, Roshdi Sarraj, Mohammed Ali, Khalil Abu Aathra, Mohammad Balousha, Salam Mema, Husam Mubarak, Issam Abdallah, Ahmed Shehab, Mohamed Fayez Abu Matar, Saeed al-Taweel, Mohammed Sobh, Hisham Alnwajha, Assaad Shamlakh, Mohammad al-Salihi, Saeed Al-Taweel, Ibraheem Lafi. Ces pertes contribueront largement à nous enténébrer, car ces vies auront œuvré à nous informer par leurs témoignages et leur récits, des injustices dont Israël n'a de cesse de se rendre coupable. Des vies qui, en rendant compte des souffrances causées par la destructivité du nationalisme exacerbé d'Israël, nous ont alerté d'un retour de violence inévitable et d'un aveuglément quant à la possibilité d'une immunité dans la destructivité. Perdre ces vies, c'est nous rendre encore plus aveugles.

de gauche à droite : Yousef Maher Dawas, Mohammad al-Salihi, Hisham al-Nawajha, Roshdi Sarraj, Issam Abdallah, Ibraheem Lafi

  1. La Palestine pleure ces artistes. Peintres et poètes. Je pense ici à l’autrice et poète palestinienne Heba Abu Nada, 32 ans, perdue sous l'effet d'un bombardement israélien. Mais aussi à l’artiste-peintre Heba Zagout, 39 ans, perdue avec ses enfants par l'explosion d'une bombe israélienne à Gaza. Il n'y a pas douleur plus grande pour un peuple que de perdre ses poètes. Peut-être qu'ici, nourris à la critique souvent facile de la domestication de l'art, nous avons perdu la capacité de nous figurer l'émotion que constitue la perte des intellectuels, des poètes et des artistes pour tout un peuple. Nous pouvons pourtant imaginer ce que cela peut représenter quand viennent à mourir ces figures. La perte d'une voix qui aura parvenu à dire avec clarté ce que nous parvenons à dire si mal. Dire la souffrance, dire l'amour, dire la tristesse, dire la promesse. C'est dans la langue d'un peuple que les poètes et les intellectuels s'expriment. Les poètes et les intellectuels sont ceux qui, en faisant vivre une langue, font vivre un peuple. Actualisant les possibles expressifs d'une langue, ielles actualisent les possible d'un peuple. Quand meurent les artistes, les poètes, et les intellectuels d'un peuple, celui-ci risque toujours de disparaître, ne s'actualisant plus dans l'expression. Le deuil de ces vies souvent jeunes et porteuses d'avenirs expressifs pour les palestiniens, témoigne d'un génocide, si nous entendons aussi par génocide la volonté de détruire non seulement la culture d'un peuple comme patrimoine mais aussi sa culture vivante comme promesse d'un devenir.

L’artiste-peintre Heba Zagout, 39 ans, morte avec ses enfants à Gaza. Heba travaillait aussi dans une école de Gaza, après avoir été employée par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine.

Son Instagram & ses oeuvres: https://instagram.com/zagoutheba

Hiba Abu Nada est née à La Mecque en Arabie Saoudite, avant de rejoindre son pays d'origine, la Palestine, où elle poursuit ses études à l'Université islamique de Gaza et à l'Université Al-Azhar de Gaza. Son roman, L'oxygène n'est pas pour les morts, non traduit en français, lui a valu le deuxième Prix de la Créativité Arabe de Sharjah en 2016. Le 8 octobre dernier, elle décrivait sur X : « La nuit de la ville est sombre sauf pour la lueur des missiles, silencieuse sauf pour le bruit des bombardements, effrayante sauf pour le réconfort de la supplication, noire sauf pour la lumière des martyrs. Bonne nuit, Gaza. » Elle est décédée le 20 octobre dernier à l'âge de 32 ans dans son domicile du sud de la bande de terre ensanglantée, touché par une frappe aérienne israélienne.

  1. Chacun.e le sait, le chiffre dit au moins cela, le nombre d'enfants perdus est immense. Mais je voudrais m'arrêter sur l'un de ces enfants perdus. Hala Abu Sa'da, 13 ans, perdue avec sa maman et sa soeur. Hala Abu Sa'da, rêvait de devenir chanteuse et comédienne. Elle fréquentait d'ailleurs l'un des théâtres qui, comme ici, offre aux jeunes gens la possibilité d'avancer sur ce chemin. Il y a quelques semaines, Hala Abu Sa’da, qui vivait dans le camp de Jabalia, a partagé sa dernière contribution en interprétant dans le langage des signes des chansons pour enfants. Il n'est pas anodin qu' Hala Abu Sa’da ait eu à cœur de chanter en langage des signes des chansons pour enfants. Gaza est un territoire sous bombardements réguliers depuis si longtemps - bien avant le 7 octobre - , que nombre d'enfants sont devenus sourds. Par son geste, Hala Abu Sa’da aura cherché à rendre possible la vie des autres enfants de la bande de Gaza, de réduire leur précarité en les soutenant. De faire en sorte que ces vies comptent et soient perçues comme vies. Nombre d'enfants pleurent aujourd'hui leur grande sœur, qui les aura soutenus et qui les aura appréhendés comme vies. La perte d'Hala Abu Sa’da est une blessure à l'endroit de la blessure. Elle laisse à nouveau les enfants de Gaza seuls avec leur cicatrices. Le langage des « dommages collatéraux » dit si mal ce que représentent toutes ces vies perdues, ce qu'elles étaient de soutiens pour les autres vies. En faisant preuve de destructivité, Israël disloque les liens qui fait que les vies se soutiennent, les exposants toujours davantage les unes aux autres à leur précarité.

ala Abu Sa'da, 13 ans, a été tuée avec sa maman et sa soeur dans le camp de réfugiés de Jabaliya à Gaza. Elle rêvait de devenir chanteuse et réalisait des vidéos en chansigne pour divertir les enfants atteints de surdité. Elle est l'une des 3195 enfants enfants tué.e.s depuis le 7 octobre 2023. Il y a quelques semaines, Hala Abu Sa’da, qui vivait dans le camp de Jabalia, a partagé sa dernière contribution en interprétant le langage des signes pour un certain nombre de chansons sur l'album "Faheem" pour enfants.

  1. Areej, 25 ans, était dentiste à Gaza. Une vie perdue avec ses parents, son frère, sa belle-soeur et ses nièces. Le 14 octobre, après avoir terminé son travail à l’hôpital Shifa, le chirurgien plasticien Medhat Saidam et 30 membres de sa famille ont été perdus suite à un bombardement de leur refuge. La perte de vies consacrées à l'aide médicale (ambulanciers, secouristes, infirmiers...), finie d'achever une population déjà bien démunie, livrée à elle-même dans un blocus qui est aussi un blocus des médicaments, d'accès aux soins et d'accès aux formations médicales. Chaque vie perdue est une vie qui en soutenait d'autres. Et si les chiffres permettent une représentation comptable - ceux-ci sont de l'ordre d'un bilan - aucun bilan ne peut rendre compte de la catastrophe des vies perdues. De la façon dont ces vies perdues exposent le peuple palestinien à sa propre précarité et à sa propre disparition.

de gauche à droite : Medhat Saidam, chirurgien et Areej, dentiste

En redonnant de la valeur aux vies perdues, nous parvenons à esquisser la portée d'un crime. Nous parvenons à percevoir comment les bombardements réguliers de l'armée Israélienne sur Gaza constituent les éléments d'un génocide.

Peut-être qu'à travers cette petite enquête qui nous a permis de retrouver des noms, des visages et des récits, aurais-je laissé entendre que les vies ne comptent que dans la mesure où elles se rendent utiles. Ce serait se tromper. Car chaque vie se rend utile à d'autres, chaque vie en soutien une autre. C'est pourquoi le deuil public est un enjeu politique. C'est avec la lecture des ouvrages de Judith Butler que cette affirmation trouve tout son sens phénoménologique, ontologique, éthique et moral. Cesser de réduire les vies des palestiniens au chiffre est une bataille de premier plan. Si Le chiffre peut exprimer l'océan des vies perdues, encore faut-il que ces vies perdues soient vécues comme telles, pour nous. Autrement, le chiffre restera une abstraction face à d'autres vies, qui, elles, seront vécues, perdues et pleurées pour ce qu'elle apportaient de soutien à la vie elle-même.

Peu de temps avant de mourir, Mariam Smair écrivait sur son fil d'actualité Facebook :

«Je n'arrive pas à croire que je sois encore en vie. Je ne sais pas si je le serai encore dans une heure. Je suis fatiguée de courir d'un endroit à l'autre... Les bombes sont au dessus de nos têtes»

Il dépend de nous que les palestinien.nes cessent de se demander s'ielles sont encore en vie pour nous. Alors peut-être que les bombes cesseront de tomber au-dessus de leurs têtes.

Mais il ne s'agit pas là d'un simple geste altruiste, bien au contraire. Si la vie ne peut être soutenable et appréhendée comme vie qu'à la condition que d'autres vies la soutiennent, alors nous comprenons la solidarité qui nous lie. Alors nous comprenons que lorsqu’une vie se demande si elle existe encore à nos yeux et si sa perte mérite un deuil, nous nous enténébrons, car c’est le soutien qui meurt avec. C'est LA PRÉCARITÉ DE TOUTES LES VIES QUI s'accroît. Ici et ailleurs les vies se soutiennent sans quoi aucune vie n’est possible.

Emmanuel Moreira

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1 Puisque le Hamas gouverne, le nombre de vies perdues sous les bombes israélienne sont considérées comme invérifiables, nous dit le journal le monde. En revanche, que le gouvernement israélien ait à de nombreuses reprises fait circuler de fausses informations ou que le gouvernement américain ait inventé la menace imminente d'une arme nucléaire irakienne pour justifier la destruction de ce pays, cela ne semble pas être l'objet d'un problème explicite. Comme si dans ces deux pays, Israël et Etats-Unis, les hauts fonctionnaires demeuraient indépendants vis-à-vis du pouvoir - quelque soit le pouvoir en place - et donc des sources éternellement fiables, pour les journalistes du monde et pour beaucoup d'autres. Personne ne s'est interrogé sur le nombre de victimes annoncées par les autorités israélienne suite à l'attaque du 7 octobre. En revanche, le nombre de victimes annoncées par le ministère de la santé à Gaza pose des questions aux journalistes. De même qu'en France le ministère de l'intérieur reste une source considérée comme fiable par beaucoup de journalistes y compris ceux du journal le monde

Mariam Smair allait avoir 28 ans. 3j avant d'être tuée, par un bombardement israélien