Désécraser le réel

Maintenant je dis, et tu dis avec moi, que les mort·e·s ne disent rien, rien à personne car iels ne parlent pas. Et ce qui ne parle plus n’a plus d’histoire. Ce qui n’a plus la vie n’a plus la mémoire. Se souvenir ne peut se faire seul·e. Et quand meurent toustes celleux qui portent une histoire celle-ci s’éteint et meure. Que massacrer tout un groupe c’est massacrer son histoire.

Anna Carlier

Bruits de pas, intérieur jour.

Dans une pièce, quelqu’un fait entrer un soldat israélien, un·e sioniste, un·e juif·ve. Puis ferme la porte à clé. Ce quelqu’un est français.

Quelques précisions : lae sioniste porte des vêtements indiquant qu’iel vit à la fin des années 1920, lae juif·ve possède un passeport français sur lequel est indiqué qu’iel est né·e en 1981, le soldat est d’aujourd’hui. C’est un ancien réserviste, il a repris du service. Aucun·e des trois ne se connaissent. Enfermé·e·s dans la pièce, par un français. Aucun·e des trois ne se parlent. Aucun·e des trois ne se comprennent. Le soldat parle hébreu et un peu d’anglais, lae juif·ve parle français et un peu d’espagnol, lae sioniste parle allemand, tchèque et comprend quelques mots de yiddish mais n’aime pas les prononcer. Dans cette pièce sans fenêtre où les a mené·e·s le français par le couloir des ses = iels vont mourir lentement. Une fois mort·e·s vont s’agréger peut-être, s’indistinguer c’est certain. Aucune poussière n’a de nom, aucune n’a de mémoire.

C’est avec la poussière des disparu·e·s qu’est fabriquée la mâchoire qui écrase le réel.

Le français a aligné des = pour conduire à la file le soldat israélien, lae sioniste et lae juif·ve jusqu’à la pièce où il les a enfermé·e·s. Quand toustes seront mort·e·s il dira : c’est bien la preuve que ces trois là étaient une seule même chose.

Pourquoi fait-il cela ?

Pour avoir raison, les mort·e·s ont toujours tort, les mort·e·s ne parlent pas. On peut leur écrire ce qu’on veut sur le front. On peut écrire ce qu’on veut avec leur sang.

On a toujours raison avec elleux c’est pourquoi la mort est souhaitée, de toutes part elle est souhaitée.

Ça c’est ce que croit le français et personne ne le contredit.

Maintenant je dis, et tu dis avec moi, que les mort·e·s ne disent rien, rien à personne car iels ne parlent pas. Et ce qui ne parle plus n’a plus d’histoire. Ce qui n’a plus la vie n’a plus la mémoire. Se souvenir ne peut se faire seul·e. Et quand meurent toustes celleux qui portent une histoire celle-ci s’éteint et meure. Que massacrer tout un groupe c’est massacrer son histoire.

Voici la chose que nous pouvons apprendre des mort·e·s. Voici la seule chose qui nous parvient d’elleux : moi qui suis détruit·e, je le suis sans retour. Le silence est la seule chose qui nous parvient des mort·e·s. Aucun·e mort·e ne crie Victoire, aucun·e mort·e ne crie Vengeance.

Celui qui conduit ces trois là dans la pièce sans fenêtres, qu’espère-t-il ? Pense-t-il pouvoir supprimer la pensée, écraser le réel, exercer sa colère sur ce qui se trouvera à sa portée ? Faute de pouvoir mettre la main sur ceci - le soldat israélien - il s’acharne sur cela - le juif de 2023 ?

Il va falloir admettre que ceci n’est pas cela, que cela n’est pas ceci. Il va falloir définir, désessentialiser, ne pas haïr sans discernement, ne pas s’acharner contre cela qui passait par ici alors que ceci est à des kilomètres, ne pas accuser cela quand ceci est plus difficile à cerner. Désécraser le réel pour cesser de punir cela au lieu de ceci, pour cesser d’aligner des = qui se transforment en couloir vers une pièce où dans l’obscurité tout le monde est rendu indistinct. Où sont rangés les sionistes, toustes car il en existe des tas, des d’aujourd’hui et d’hier, dès d’avant 48, dès d’avant 33, dès d’après 67, etc etc… où sont rangé·e·s les israélien·ne·s, où sont rangé·e·s les juifs·ves d’ici et d’ailleurs, de 2023 et d’avant, de bien avant et de partout. Il faut défaire les liens qui emprisonnent, tiennent entravées les notions entre elles. Il faut se défaire d’une colère indistincte. Il faut libérer celleux qui retenu·e·s dans la pièce sans fenêtres sont devenu·e·s équivalent·e·s. Il faut cesser de compacter solidement tout ce qui bouge et respire encore pour en faire un projectile.

Désécraser le réel, faire sortir de sous les décombres tout ce qui y a été rendu indistinct, pulvérisé par un réel accéléré. Un homme a perdu toute sa famille dans la nuit du 22 octobre. Sa famille vivait dans la bande de Gaza, lui à Londres, exilé depuis quatre ans. Un homme a perdu toute sa famille dans la nuit du 22 octobre parce qu’une bombe est venue frapper leur immeuble. Voici ce qu’il dit : « Je suis rempli de haine envers le régime israélien, envers l’armée israélienne qui a tué ma famille. Je hais la colonisation et l’apartheid. Je hais les criminels. Mais je n’ai absolument AUCUNE haine pour le peuple juif. S’il vous plaît, ne confondez pas les juifs avec cette armée criminelle israélienne. ».

Cet homme dit ceci et demande que ne soit pas dit cela. Il demande que ceci et cela ne soient pas confondus. Il dit que la haine n’est pas l’aveuglement. Des personnes qui lui sont chères et proches ont été retrouvées ou pas retrouvées sous les décombres. Il ne veut pas punir ceci à la place de cela. Il désécrase le réel, il désenfoui des décombres. Il le fait deux fois. Une première fois en se souvenant de toustes celleux qui lui sont cher·e·s, qui y sont mortes. Une deuxième fois en rendant claire la distinction entre juif & armée israélienne. Il désécrase le réel en supprimant les = . Il dit, ceci est faux : juif = sioniste = israélien = colon = criminel. Il désécrase le réel, ne le laisse pas enfoui sous les décombres. Demande que l’on y voit clair.

Y voir clair ici. Y voir clair comme cet homme nous y convoque. Y voir clair d’autant que nos corps à nous ne sont pas meurtris.

Ailleurs iels sont meurtri·e·s

Une femme dit ceci et demande que ne soit pas dit cela. Elle demande que ceci et cela ne soient pas confondus. Elle dit que la colère n’est pas l’aveuglement. Des personnes qui lui sont chères ont été enlevées, tuées, pétrifiées de terreur. Elle ne veut pas punir cela à cause de ceci. Elle désécrase le réel, elle tremble pour d’autres qui vivent de l’autre côté de la frontière. Elle désécrase le réel en supprimant les = . Elle dit, ceci est faux : palestinien·ne = Hamas = criminel.

« Ceux qui parlent de vengeance, honte à vous. Oui, c’est vrai, la douleur est immense. Moi, après tout ce que j’ai vécu… à chaque fois que j’entends le mot « vengeance », je m’effondre. Que des gens s’apprêtent à vivre ce que j’ai vécu sans que personne ne vienne les sauver, c’est… On ne peut pas continuer comme ça, on ne peut pas… »

Une femme a perdu des proches dans l’attaque du kibboutz de Be’eri le 7 octobre. Voici ce qu’elle a dit.

Il va falloir admettre que ceci n’est pas cela, que cela n’est pas ceci. Il va falloir définir, désessentialiser, ne pas haïr sans discernement, ne pas s’acharner contre cela qui passait par ici alors que ceci est à des kilomètres, ne pas accuser cela quand ceci est plus difficile à cerner. Désécraser le réel pour cesser de punir cela au lieu de ceci, pour cesser d’aligner des = qui se transforment en couloir vers une pièce où dans l’obscurité tout le monde est rendu indistinct. Où sont rangé·e·s les musulmans·nes, toustes car il en existe des tas, d’ici et d’ailleurs, d’aujourd’hui et d’hier, aux rites fantasmés, à l'anti-modernisme supposé etc etc… où sont rangé·e·s les palestinien·ne·s, celleux d'hier et celleux d'aujourd'hui, où est rangé le Hamas avec tout ce qu’il a de contradictions. Il faut défaire les liens qui emprisonnent, tiennent entravées les notions entre elles. Il faut se défaire d’une colère indistincte. Il faut libérer celleux qui retenu·e·s dans la pièce sans fenêtres sont devenu·e·s équivalent·e·s. Il faut cesser de compacter solidement tout ce qui bouge et respire encore pour en faire un projectile.

Celui qui conduit ces trois là dans la pièce sans fenêtres, qu’espère-t-il ? Pense-t-il pouvoir supprimer la pensée, écraser le réel, exercer sa colère sur ce qui se trouvera à sa portée ? Faute de pouvoir mettre la main sur ceci - le criminel qui a tué et violé, qui dit être du Hamas - tu t’acharnes sur cela - le musulman de 2023 ?

C’est avec la poussière des disparu·e·s qu’on fabrique la mâchoire qui écrase le réel.

Le français a aligné des = pour conduire à la file le combattant du Hamas, lae palestinien·ne et lae musulman·e jusqu’à la pièce où il les a enfermé·e·s. Quand toustes seront mort·e·s il dira : c’est bien la preuve que ces trois là étaient une seule même chose.

Pourquoi fait-il cela ?

Pour avoir raison, les mort·e·s ont toujours tort, les mort·e·s ne parlent pas. On peut leur écrire ce qu’on veut sur le front. On peut écrire ce qu’on veut avec leur sang.

On a toujours raison avec elleux c’est pourquoi la mort est souhaitée, de toutes part elle est souhaitée.

Ça c’est ce que croit le français et personne ne le contredit.

Maintenant je dis, et tu dis avec moi, que les mort·e·s ne disent rien, rien à personne car iels ne parlent pas. Et ce qui ne parle plus n’a plus d’histoire. Ce qui n’a plus la vie n’a plus la mémoire. Se souvenir ne peut se faire seul·e. Et quand meurent toustes celleux qui portent une histoire celle-ci s’éteint et meure. Que massacrer tout un groupe c’est massacrer son histoire.

Voici la chose que nous pouvons apprendre des mort·e·s. Voici la seule chose qui nous parvient d’elleux : moi qui suis détruit·e, je le suis sans retour. Le silence est la seule chose qui nous parvient des mort·e·s. Aucun·e mort·e ne crie Victoire, aucun·e mort·e ne crie Vengeance.

Dans une pièce, quelqu’un fait entrer un combattant du Hamas, un·e palestinien·ne et un·e musulman·e. Puis ferme la porte à clé. Ce quelqu’un est français.

Quelques précisions : lae palestinien·ne porte des vêtements indiquant qu’iel vit à la fin des années 60, lae musulman·e possède un passeport français sur lequel est indiqué qu’iel est né·e en 1981, le combattant est d’aujourd’hui. Aucun·e des trois ne se connaissent. Enfermé·e·s dans la pièce, par un français. Aucun·e des trois ne se parlent. Aucun·e des trois ne se comprennent. Le combattant est muet, lae palestinien·ne parle arabe et un peu d’anglais, lae musulmane parle français, espagnol et un peu d’arabe dialectal qui n’est pas celui parlé par lae palestinien·ne. Dans cette pièce sans fenêtre où les a mené·e·s le français par le couloir des ses = iels vont mourir lentement. Une fois mort·e·s vont s’agréger peut-être, s’indistinguer c’est certain. Aucune poussière n’a de nom, aucune n’a de mémoire.

Bruits de pas, intérieur nuit